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Construire en pierre naturelle aujourd’hui
L’industrie de l’extraction de pierre « neuves » pour la construction n’a jamais décru et le secteur se porte assez bien : grâce d’une part à sa longévité intrinsèque, à ses caractéristiques mécaniques, à cette faculté qu’elle offre à être réajustée, retaillée, et grâce à la multiplicité des applications pour lesquelles elle peut être utilisée.
L’intention étant aujourd’hui de présenter deux projets dont la typologie est plus commune, à savoir le logement, et démontrer la faisabilité de tels programmes qui utilisent la pierre naturelle comme élément de superstructure.
Alors âgé de quatre ans, je me souviens précisément que la très vieille cave du petit magasin que tenait alors ma grand-mère, cave bien encombrée d’empilements de boîtes en carton, était en grande partie maçonnée à l’aide de pierres bleu-gris. Sur les murs se côtoyaient toutes sortes de formats plus ou moins grands, dont certains relativement imposants, et toutes sortes de finitions sciées, ciselées, bouchardées. Plus tard, j’apprendrai qu’une partie de ces pierres provenait de l’ancienne cathédrale Notre-Dame-et-Saint-Lambert de Liège, jadis l’un des plus grands vaisseaux médiévaux du monde occidental, devenue carrière à ciel ouvert durant de nombreuses années après sa destruction en 1794, et dont les éléments constructifs « vivent » toujours aujourd’hui dans nombre d’édifices alentours, dont cette cave.
Privés de moyens de manutention et de transport performants et économiques ainsi que de toutes sortes d’énergies disponibles et abondantes comme nous les connaissons aujourd’hui, animés par un sens aigu de l’économie des choses et des efforts, nos aïeuls favorisaient ce que nous appelons aujourd’hui la « déconstruction sélective » et le « réemploi » pour construire et reconstruire, la pierre se prêtant particulièrement bien à cet exercice ; concomitamment, l’industrie de l’extraction de pierre « neuves » pour la construction n’a jamais réellement décru et le secteur se porte assez bien : grâce d’une part à sa longévité intrinsèque, grâce ensuite à ses caractéristiques mécaniques, grâce encore à cette faculté qu’elle offre à être redimensionnée, réajustée, retaillée, et grâce enfin à la multiplicité des applications pour lesquelles elle peut être utilisée.
Voici donc un matériau aux capacités étonnantes, durable et circulaire, largement utilisé mais il est vrai, quelque peu délaissé en usage structurel, et que nous avions précédemment mis à l’honneur dans le Neomag#052 autour de deux projets : la restauration de l’Hermitage de San Juan de Ruesta à Saragosse, Espagne, par Sebastian Arquitectos et un chai viticole à Vauvert, France, par l’architecte Perraudin. L’intention étant aujourd’hui de présenter deux projets dont la typologie est plus commune, à savoir le logement, et démontrer la faisabilité de tels programmes qui utilisent la pierre naturelle comme élément de superstructure.
Atelier Archiplein, Marlène Leroux & Francis Jacquier
Fondé en 2008 par Marlène Leroux et Francis Jacquier, Atelier Archiplein multiplie rapidement les expériences constructives d’envergure en Chine avant de s’installer à Genève en 2011. L’agence possède déjà une solide réputation dans la construction en matériaux naturels, tout particulièrement la pierre massive et le bois. Atelier Archiplein fait preuve d’une rigueur intellectuelle, capable d’articuler le global et le local, l’ensemble soutenu par un pragmatisme constructif renseigné tant par l’étude d’histoire que les expériences acquises.
Né en 1982 et diplômé de l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL) en 2007, Francis Jacquier est également architecte du patrimoine formé à l’École de Chaillot à Paris, où il enseigne actuellement ; il poursuit aussi une activité de recherche autour des questions de construction en matériaux naturels, notamment l’usage de la pierre massive structurelle. Née et diplômée aux mêmes années, titulaire d’un doctorat de l’EPFL, Marlène Leroux développe pour sa part une expertise en études urbaines et poursuit ses activités de recherche autour des questions de construction en matériaux naturels et tout particulièrement des filières et savoir-faire constructifs.
Projet d’immeuble de logements rue de la Coulouvrenière, Genève, Suisse : un lieu emblématique
L’immeuble genevois, issu d’un concours sur invitation pour le compte de la Fondation Nicolas Bogueret, comprend la réalisation de dix logements sociaux et d’un atelier de réinsertion pour personnes atteintes de troubles psychiques. Remporté en 2018, sa livraison date de juillet 2023. Le projet s’implante dans le centre historique de Genève, sur l’une des dernières parcelles constructibles en bord du Rhône. Cette parcelle, anciennement propriété du canton de Genève, fut cédée à la Fondation précitée dans l’objectif de réaliser des logements sociaux dans ce lieu d’exception – au cœur du quartier des finances et des banques – procédant ainsi d’un engagement politique fort qui fut l’objet de multiples controverses locales.
Le quartier de la jonction dans lequel s’implante l’immeuble fut un quartier industriel émergent à partir de la seconde moitié du 20e siècle, la rue de la Coulouvrenière étant jalonnée de bâtiments industriels typiques de cette époque, aujourd’hui réaffectés, le projet nous intéressant étant par ailleurs mitoyen d’une ancienne chocolaterie protégée, transformée en centre de formation professionnel. Situé dans le secteur naturel protégé des bords du Rhône et en mitoyenneté directe d’un ouvrage inscrit au patrimoine, l’emprise au sol ainsi que le gabarit en R+3 étaient « verrouillés », sans aucune possibilité dérogatoire, et soumis au contrôle attentif des autorités en charge de la conservation du patrimoine.
Les fortes contraintes du site ont guidé les principes de composition en cherchant à créer un dialogue renouvelé avec ce milieu : le choix s’est porté sur l’expression d’une grille structurelle qui définit des remplissages vitrés de grandes dimensions ; ce premier degré de lecture offre une image au lointain qui résonne avec l’esprit du quartier. Le rapport à la rue, le rapport à l’eau et la frontalité sur l’espace public ouvert sont des occasions d’ingérer des allèges protectrices, des assises et des variations de trame.
Les principes constructifs : de pierre (et de bois)
Construire en matériaux naturels est pour les architectes l’occasion de questionner le mode de production actuel du bâtiment à la lumière des problématiques environnementales et climatiques. Cette recherche d’alternatives possibles vise à répondre à l’urgence de la refonte des modèles tout en revendiquant une filiation avec les savoir-faire constructifs séculaires. Loin d’une posture nostalgique ou archaïsante, Atelier Archiplein inscrit ses réalisations dans la continuité de ces expériences tout en gardant une approche réflexive à leur égard. C’est par l’association savante des apports valables de l’histoire et les performances des techniques actuelles que nous contribuerons au développement d’une architecture en pierre massive qui exprime l’esprit du temps.
Fort de ce principe, le projet développe un langage architectural simple et rationnel qui combine la pierre et le bois. L’intégralité de la structure verticale est composée de pierre massive. Le mur de refend, le noyau intérieur et les planchers bois donnent ainsi à voir la beauté et la brutalité de la matière depuis les abords comme au cœur de l’ouvrage. Ainsi, le principe de plan consiste en une façade en pierre massive porteuse qui forme la couronne extérieure de l’ouvrage et en un noyau intérieur porteur également en pierre massive. Il en résulte un plan libre et ouvert qui sera redivisé à l’aide de cloisons légères et réversibles, pour un temps seulement.
Deux pierres calcaires différentes ont été choisies pour leurs caractéristiques techniques, suivant le principe de « la bonne pierre au bon endroit ». À l’extérieur, la pierre de Sireuil est retenue pour sa dureté et l’expression chahutée de ses lits de sédimentation tandis qu’en intérieur, une résistance à la compression importante était nécessaire, dirigeant les architectes vers l’emploi de la pierre dure de Chauvigny.
Au-delà de la question de l’usage de la maçonnerie de pierre, ce qu’il faut souligner ici est la stricte combinaison de la pierre et du bois qui participe à la résolution des questions structurelles et sismiques, sans recours à des chaînages ou inclusion de béton armé. Par chance, l’histoire des restaurations sur monuments historiques nous offre un panel remarquable de contre-exemples à ne pas suivre et milite pour une approche respectueuse de la nature même de la matière et du bon usage de cette dernière. Ainsi, l’étude du plan de calepin, des angles de coupes, des principes d’harpage joue un rôle déterminant dans la résolution des questions de stabilisation de l’ouvrage. En parallèle, une approche d’ingénierie ambitieuse s’attaque à la résolution des questions sismiques normatives en considérant la pierre dans sa faculté première, sa résistance à la compression. De là, l’idée de contraindre le noyau par des tirants autonomes trouve son sens. Une forte pression sur les murs en U est exercée en tête, le rendant tellement rigides que cet ensemble formé de blocs simplement hourdés à la chaux est aujourd’hui en mesure de reprendre tous les efforts sismiques par simple compression. Seul élément en béton armé présent dans l’ouvrage, la cage d’escalier qui est totalement dissociée de la structure, tel un meuble glissé dans l’ouvrage.
Pour autant, le projet ne saurait se limiter à une simple approche constructive, la matière dans sa masse permet de faire émerger les traits d’une composition architecturale qui recrée des continuités dimensionnelles entre trumeaux et linteaux, des plans de façades qui par le creusement de larges feuillures latérales nous parlent de la profondeur d’un ouvrage maçonné, de sa relation à la course solaire qui sans cesse en renouvelle la lecture. Si la pierre est prédominante, elle fait néanmoins partie d’un ensemble cohérent avec les menuiseries et les serrureries. Elles sont traitées comme des matériaux industriels issus de la production courante tout en reproduisant les dispositions classiques.
Chaque appartement, même petit, dispose d’un espace extérieur donnant au sud et de larges baies vitrées qui s’ouvrent sur le Rhône et qui prolongent l’espace intérieur dans le grand paysage garantissant néanmoins sa privacité. En ce sens, la typologie développée sous forme de baïonnette permet l’articulation de deux espaces de vie en diagonale qui en augmentent la profondeur tout en créant un seuil intermédiaire mettant à distance de la vie collective.
Autre projet, approche et philosophie comparables : deux immeubles de logements sociaux à Plan-les-Ouates, Suisse
En association avec Atelier Architecture Perraudin (AAP), Atelier Archiplein remporte en 2016 un concours lancé par la commune de Plan-les-Ouates et livre tout début 2021 cet autre manifeste de la construction en pierre comprenant 65 logements sociaux, répondant ainsi à la forte pénurie pour cette typologie dans le canton de Genève. Dans cette commune proche de la frontière française, c’est un nouveau Plan local de quartier (PLQ) qui impose la création de blocs de logements de 4 à 8 niveaux, équipés de parkings souterrains et implantés dans de larges espaces verts arborés ; les rez-de-chaussée comportent des fonctions autres, dont commerciales, utiles aux besoins quotidiens.
L’organisation du plan s’effectue de façon « concentrique », le noyau central comprenant les circulations verticales, le premier anneau regroupant des espaces fonctionnels (pièces d’eau, sanitaires, entrées, etc.) et l’anneau externe les pièces de vie, tous trois construits en pierre de taille. Le choix des pierres (dureté) ainsi que leur épaisseur de mise en œuvre sont dictés par leur emplacement et leur fonction au sein de l’ouvrage maçonné, tandis que les règles d’assemblage et les nécessaires chaînages garantissent une certaine souplesse à l’édifice, garante d’une réaction adéquate aux sollicitations sismiques. L’usage du béton armé fut ainsi rendu inutile, la modénature conforme aux qualités et aux performances de la matière pierre, tout « sensationnalisme » ayant été rejeté.
Dans chroniques d’architecture, 7 décembre 2021, Gilles Perraudin quant au retour de la pierre sur le devant de la scène des technologies constructives : « Ce projet démontre les capacités, à mon sens, illimitées de la construction en pierre. À condition de respecter quelques règles d’écriture affinées depuis 25 ans d’expérience » ; « À l’origine, l’agence avait l’intention d’utiliser les pierres provenant du territoire suisse, en particulier le grès du plateau bernois et le gneiss tessinois que je connaissais bien. Après des études détaillées sur la capacité de production et le prix dû à une distance importante (le gneiss tessinois provenant du nord de l’Italie), nous dûmes abandonner cette hypothèse au profit d’une provenance française de la pierre que nous connaissions parfaitement. Grâce à un position géographique privilégiée, beaucoup d’immeubles genevois (et lausannois) sont en pierre venant de France ».
En guise de conclusion, deux projets construits dans le contexte géo-socio-économique particulier du bassin genevois - cependant pas si différent que cela du contexte luxembourgeois et des enjeux rencontrés notamment par les grandes villes et leur tissu périurbain, qui proposent une approche décomplexée, raisonnée, en alternative au « tout béton ».-
Textes et illustrations : ©Atelier Archiplein ; textes, adaptations et compléments par Régis Bigot Arch. & Innovation Project Manager Neobuild GIE
Crédits photographiques : ©Leo Fabrizio & Atelier Archiplein
Article paru dans Neomag#68 - janvier 2025