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Une architecture « à sentir, subjectivement »

Une architecture « à sentir, subjectivement »

Né en 1931 sur les quais de Meuse à Liège dans une famille bourgeoise, Jacques Gillet quitte rapidement une formation scientifique en s’inscrivant à l’Académie des Beaux-Arts où il obtient un diplôme d’architecte en 1956.
Hommage à Jacques Gillet, architecte

Sa carrière est couronnée de plusieurs récompenses. Ses premières œuvres arborent une allure résolument moderne. Ce sont des immeubles de rapport avec un vocabulaire simple : une structure poteau-poutre en béton armé, une façade légère et quelques velléités de liberté dans les halls d’accueil où des œuvres d’artistes sont intégrées aux espaces.

En juin 1963, il part aux États-Unis pour un voyage qui se révèlera initiatique. La rencontre de Bruce Goff lui fera voir l’architecture autrement. Le choc est tel qu’il tourne le dos à sa démarche antérieure. L’esprit créatif de Jacques Gillet s’ouvre à de nouvelles pratiques et sa démarche s’éloigne de l’application studieuse des images modernistes pour aller vers des conceptions fondées sur le vécu des espaces et la manière dont la forme architecturale est perçue comme réalité vivante et libre.
Quelques œuvres d’exception révèlent le potentiel de l’architecte. Le Centre de Radiologie Euratom (1963) sur le site de l’université au Sart-Tilman au tempérament brutaliste énonce une première avancée, mais c’est avec les maisons Noël (1961), Pirotte et Lambotte (1966) que le profond changement s’opère, la conception de l’espace change, se libère. Celle-ci se cristallise avec la construction de la maison-sculpture dont les premières discussions avec son frère, sont entamées dès 1963, en vue de lui construire une maison à Angleur. Ce sera une aventure sur plusieurs années, une collaboration avec le sculpteur Félix Roulin et l’ingénieur René Greisch.

Lors des études, les partenaires y vont de leur démarche personnelle. Félix Roulin réalise une maquette en terre, René Greisch élabore au jour le jour la stabilité et Jacques Gillet fabrique des maquettes en papier mâché. Le processus est de l’ordre de l’enroulement que l’on reconnaît dans un projet de fontaine pour lequel, Jacques Gillet fait appel à des expressions « grands dedans, grand dehors, couché, enfilades ».

Pour Angleur, le dessin fait naître quatre poches ou foyers qui deviennent progressivement les espaces à vivre – salon, cuisine et repas, bureau et chambre parents, chambres enfants –. Le plan génère une continuité des espaces car le paysage du sous-bois se glisse dans la maison et la maison se prolonge dans le sous-bois. Le sol épouse les mouvements du terrain et les coques dialoguent avec la végétation. Une telle souplesse s’obtient en exploitant la technique du béton projeté sur un ferraillage souple. Les espaces, tantôt dilatés, tantôt contraints font voyager. La maison est hybride, entre sculpture et architecture, forme spatiale et espace habité. Selon Félix Roulin « le déplacement, le mouvement de l’habitant, lui fait découvrir un ensemble de volumes et de formes en mouvement ». Sur le chantier, le projet évolue sans cesse, des étudiants participent à l’élaboration-construction de l’œuvre. Avec ce projet, Jacques Gillet met en œuvre les notions de croissance et de changement qu’il avait vécues dans l’architecture organique américaine.

Le 11e CIAM d’Otterlo en 1959 avait mis en doute les théories fonctionnalistes, avec la maison-sculpture, l’architecte liégeois livre une production architecturale-manifeste qui ouvre un champ pour la découverte et la réalisation de soi à travers et par l’architecture. « Je me découvre le droit de le sentir et de le dire. L’Architecture telle que je la vois, prend source dans une aspiration humaine fondamentale… Ce besoin fondamental n’est rien d’autre que l’exigence de l’être… La révélation, l’expérience, la plénitude de l’être, c’est le sujet lui-même qui y accède. Aucun autre ne peut le faire à sa place… L’architecture est manifestation de l’être….

Bruce Goff en déplacement en Europe, fera visite à Angleur, il témoignera son estime pour la qualité de l’œuvre organique, résultat d’une démarche et d’une pensée engagée (photo 4). Après l’aventure d’Angleur, Jacques Gillet prend progressivement des distances avec la pratique architecturale et se consacre à l’enseignement. D’octobre 1970 à juin 1972, il effectue un séjour à l’Unité Pédagogique d’Architecture de Rennes. Ce séjour lui donne l’occasion d’asseoir sa pensée en tant que pédagogue. Jacques Gillet veut s’adresser à tous ceux qui ont besoin de s’exprimer, il concrétise son besoin d’écriture en multipliant les textes, principalement des écrits à la main couchés sur toute sorte de supports. Ses textes architecture sauvage et architecture fantastique proposent de considérer l’architecture et sa matière comme une architecture « à sentir, subjectivement », à construire soi-même tel le bricolage in situ dont le but est d’émerveiller l’habitant en lui proposant une architecture non standardisée, mais singulière, cherchant à donner forme aux expériences spatiales issues de son enfance personnelle.

Dès son retour à Liège, il enseigne à l’Institut d’architecture de la Ville. Avec l’enseignement de Jacques Gillet, chaque étudiant adopte une démarche personnelle au service d’un développement qui s’initie de manière intuitive pour se consolider progressivement dans une concrétisation. Une « machine à explorer l’espace-temps est à l’œuvre » (Architecture organique : Recherches et esquisses). Il cesse ses activités d’enseignant en 1996 et jusqu’à ses derniers textes, l’architecte-enseignant défend l’idée que l’art est dans l’architecture et que c’est à cet endroit que l’architecture trouve sa vérité.

Jacques Gillet est témoin et acteur de son temps, ses actions et productions attestent de son acuité intellectuelle et de sa grande sensibilité.

Jacques Gillet aura connu deux approches symptomatiques de son époque : fin des années cinquante, l’interprétation des préceptes de l’architecture moderne des années trente – le logement pour le plus grand nombre, bon marché et construit rapidement – et puis dans les années soixante, une ouverture vers des pratiques conformes à l’esprit de son temps, plus à l’écoute des gens – l’habitat individualisé, personnalisé.

Fidèle aux propos de son mentor Bruce Goff, il s’engagera dans une architecture tournée vers l’individu, libérée de tout dogmatisme, une architecture pensée comme un art en soi.
Durant sa carrière, Jacques Gillet aborde différentes formes d’écriture artistique. Très tôt la peinture et la sculpture, ensuite la musique, la poésie et le pamphlet. Et déjà en 1965, il affirme que « la contrainte la plus forte, la seule véritable contrainte de l’architecte, c’est la maîtrise de la beauté ».
Jacques Gillet est décédé le 26 décembre 2022.

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Publié le jeudi 12 septembre 2024
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