Comment les matériaux biosourcés permettent une architecture écoresponsable
L’exposition itinérante Terra Fibra Architectures dévoile une série impressionnante de panneaux de présentation de projets, d’échantillons, de mock-ups et autres « morceaux d’architecture ».
Ces projets ont en commun la terre et la fibre végétale comme matériau principal de construction ou de parachèvement, en proportions diverses et en fonctions des usages, affinités, traditions et habitudes constructives… et plusieurs objectifs : premièrement faire redécouvrir ces matières en tant que ressources primitives de l’art de construire, mais assurément, les réhabiliter en tant que matériaux de construction de prédilection pour nos besoins actuels, notamment dans le cadre de la décarbonation du secteur de la construction.
Torchis, pisé, bauge, adobe, briques comprimées, terre coulée, enduits, … bambou, paille, chanvre, roseau, … l’exposition se déploie de manière ludique, pédagogique, et suscite l’admiration et les échanges entre visiteurs à mesure que l’on découvre la qualité des ouvrages et projets.
Interview de Sophie Trachte, chargée de cours à la faculté d’architecture de l’ULiège et organisatrice de l’exposition
Sophie Trachte, pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs en quelques phrases ?
Je suis architecte de formation. Depuis 2021, je suis professeure à la Faculté d’Architecture de l’ULiège où j’enseigne dans le domaine de la Technologie de la Construction durable, circulaire et régénérative, tant en construction neuve qu’en rénovation. Préalablement, j’ai travaillé dix années comme architecte et seize années comme chercheuse et enseignante à l’UCLouvain.
Quelles furent vos motivations pour accueillir Terra Fibra Architectures ?
Deux motivations sont au cœur de ce projet. D’une part mettre en évidence les savoir-faire wallons et la qualité des produits proposés par nos producteurs wallons et, d’autre part, montrer tant aux étudiants qu’à un public large, ce que les matériaux biosourcés et géosourcés permettent de produire comme architecture écologiquement et socialement responsable.
Quelles plus-values cette exposition apporte-t-elle par rapport à d’autres événements ou supports de communication en lien avec les matériaux géo et biosourcés ?
La réelle plus-value de l’exposition est le « toucher » par le biais des prototypes à grandeur réelle. Au-delà de pouvoir étudier une série de projets d’architecture réalisés dans le monde entier et analyser les techniques et matériaux utilisés dans ces projets, il s’agit surtout de prendre connaissance et comprendre, par le toucher, les techniques constructives éco-responsables qui mettent en œuvre ces matériaux bio et géosourcés. Tant pour le grand public que pour les étudiants, ces prototypes sont très instructifs !
Nous sommes au sein d’une faculté ; vos étudiants d’aujourd’hui seront les bâtisseurs de demain. Comment ont-ils accueilli cette exposition et comment la construction durable est-elle intégrée dans leur cursus ?
De nombreux étudiants sont venus visiter l’exposition. Certains ateliers et cours ont aussi exploité l’exposition par le biais d’exercices spécifiques ou analyses. La construction durable est un des axes prioritaires de notre faculté et de notre institution ULiège. Les étudiants, dès la première année, sont sensibilisés au développement durable et aux enjeux environnementaux. Cette sensibilisation se poursuit et s’intensifie sur tout leur cursus avec des apports théoriques sur le bioclimatisme, la performance énergétique, la gestion des territoires, les matériaux biosourcés, le choix des systèmes techniques et la conception circulaire. Ces apports sont ensuite rediscutés, manipulés, et interprétés dans les ateliers de projets.
Les projets faisant usage de terre et/ou de fibres sont, proportionnellement, encore confidentiels ; à votre avis, pourquoi ?
Je pense qu’il y a trois raisons majeures. La première est le manque de connaissances tant au niveau des prescripteurs que des entrepreneurs. Trop peu d’architectes ont une bonne connaissance de ces matériaux (y compris le bois) et des techniques qui les mettent en œuvre. Trop peu d’entreprises ont les compétences techniques pour mettre en œuvre ces matériaux sur chantier. La seconde est la question normative. Beaucoup de matériaux biosourcés ou géosourcés ne sont pas encore rentrés dans le système normatif européen actuel et certains n’ont pas de cadre technique comme les matériaux plus conventionnels. La troisième est le coût financier. Ces matériaux et les techniques qui les mettent en œuvre sont aujourd’hui légèrement plus coûteuses (5 à 10 % de l’investissement de départ). Ceci est en partie conditionné par le manque de production actuelle. En effet, les producteurs n’ont à ce jour pas atteint leur optimum de production, engendrant de facto des coûts intrinsèques élevés.
À l’avenir et sous nos contrées, quels sont selon vous les facteurs qui pourraient accélérer et massifier l’usage des matériaux bio et géosourcés ?
Trois facteurs : une augmentation des coûts pour les matériaux conventionnels, un changement drastique dans la formation des constructeurs (architectes, entrepreneurs) encore trop centrée sur l’ancien modèle qui nous mène droit dans le mur et un changement de réglementation. Mais celui-ci arrive avec l’obligation européenne de 2028, passer d’une réglementation purement énergétique se focalisant sur la performance énergétique des bâtiments (PEB, CPE au Luxembourg) lors de leur exploitation à une règlementation environnementale tenant compte de l’ensemble du cycle de vie du bâtiment, comme c’est déjà le cas en France depuis 2022 ou au Danemark depuis cet été. Imposer cette règlementation en Europe rendra les matériaux biosourcés incontournables. Sans eux, on n’arrivera pas à atteindre nos objectifs de neutralité carbone et de transition circulaire.
Selon votre expertise et outre l’usage de matériaux éco-responsables, quels sont les autres points d’attention qu’une architecture « responsable » doit « cocher » ?
L’architecture est le résultat d’un processus qui part d’une demande ou d’un programme, et qui passe par une étape de conception et une étape de construction. Que ce soit durant la conception ou durant la construction, une série de choix doivent être faits. Il faut que ces choix soient réfléchis de manière holistique, en tenant compte de l’ensemble des contraintes actuelles mais aussi des conséquences potentielles. Les matériaux prennent une place importante mais la question de la conception bioclimatique, de la conception circulaire (adaptabilité et réversibilité des bâtiments), de la gestion de l’eau, de la gestion des déchets, de la biodiversité, des interactions créées…, c’est l’ensemble du processus qui se doit d’être socialement, économiquement et écologiquement responsable. Et pour cela, il faut se donner le temps de la réflexion et de la discussion. C’est souvent ce temps qui manque aujourd’hui dans les projets.
Enfin, y a-t-il l’un ou l’autre message(s) non couvert par l’interview que vous souhaiteriez nous transmettre ?
Sans être alarmiste et sans vouloir dresser un tableau très sombre pour le futur, je pense qu’il y a urgence à agir. Agir en tant que citoyen, agir en tant que constructeur pour modifier nos comportements et nos pratiques et à tendre vers davantage de frugalité. Agir en tant que parent et enseignant pour outiller nos enfants à faire face, à devenir plus résilient, à vivre en harmonie avec leur écosystème naturel. Il ne s’agit pas de revoir notre mode de vie, pas pour notre propre survie, mais celle de nos enfants et nos petits-enfants. Leur laisser notre écosystème « Terre » en meilleur état que celui dans lequel nos parents nous l’ont transmis.
Régis Bigot – Arch. & Innovation Project Manager Neobuild GIE
Crédits photographiques : V. Rosatti
Article paru dans Neomag#67 - décembre 2024