
Buildings as a service
Au-delà d’être neutres en carbone, en phase opérationnelle, les bâtiments peuvent aussi devenir des sources potentielles d’énergie et de ressources produites et distribuées à l’échelle du quartier, et se voir ainsi attribuer de nouvelles fonctions nobles.
Interview de Bruno Renders, Administrateur et Président du CNCD (Conseil national pour la construction durable).
Quand on parle des émissions carbone d’un bâtiment au cours de son cycle de vie, on distingue les émissions incorporées liées à la fabrication, au transport, à l’utilisation et à l’élimination des matériaux de construction et les émissions opérationnelles liées à l’énergie et l’eau consommées lors de l’utilisation du bâtiment. Y a-t-il un lien entre les deux ? Et quel est-il ?
Il y a un bien évidemment lien entre les deux. Par exemple, en remplaçant des matériaux inertes comme des tuiles ou des bardages de façade par des matériaux actifs, producteurs d’énergie, comme du BIPV (Building Integrated Photovoltaic), on a un double effet : sur le carbone incorporé et sur le carbone opérationnel. C’est toute la différence avec le BAPV, Building Applied Photovoltaic, qui consiste à superposer des matériaux. Typiquement, on vient fixer une sous-structure avec des panneaux photovoltaïques sur une toiture en tuile ou en zinc. C’est sans nul doute une excellente approche en termes de production d’énergie renouvelable mais, d’une certaine manière, un non-sens en termes d’écocircularité, avec une consommation de matières qui peut être optimisée.
En amont de l’obligation de construire des bâtiments de classe A introduite au Luxembourg le 1er janvier 2017, nous avons beaucoup travaillé sur l’efficacité énergétique des bâtiments, en réduisant au minimum les besoins en énergie et en privilégiant les énergies renouvelables. Au Luxembourg comme dans d’autres pays, nous avons misé sur l’électrification et sur le remplacement des installations de chauffage à base d’énergie fossile par des pompes à chaleur alimentées, si possible, par une énergie verte. Intégrer des solutions techniques dans les matériaux, comme avec le BIPV, permet d’aller encore plus loin : les bâtiments peuvent désormais produire plus que ce qu’ils consomment.
Le BIPV a un rendement moindre par rapport aux panneaux de toiture (12 et 19 %, contre 20 à 22 %), avanceront certains détracteurs…
Ce n’est pas la même technique. On compare des pommes avec des poires. Ce qu’il faut comparer, c’est deux gammes de pommes : c’est-à-dire le panneau BIPV avec le panneau de bardage qu’il remplace en alu, acier, verre ou même en bois - un matériau décarboné mais qui produit zéro énergie. Ce qu’il faut comparer aussi, c’est le coût de l’utilisation de ce panneau par rapport à celui du retrait de l’ancien. On soustrait donc le coût de la façade initialement prévue dans le bâtiment, tout en conservant la sous-structure.
Le but est d’arriver à ce que les bâtiments non plus simplement consomment zéro ou quasi zéro énergie, mais qu’ils en produisent, et qu’on puisse la stocker pour en autoconsommer le maximum et partager le surplus de production. La valorisation des surfaces disponibles « inertes » en surfaces de production « actives » est donc une piste d’optimisation des émissions opérationnelles des bâtiments et donc de leur réduction. Cela repose sur un principe de décarbonation que je défends qui consiste à faire mieux avec moins, ou plutôt faire plus avec plus.
Le partage d’énergie est-il une autre piste à creuser ?
C’est surtout vrai pour les grands bâtiments, à l’échelle du quartier. Utiliser l’énergie photovoltaïque, solaire thermique, éolienne, voire produite par des microalgues dans le futur, pour la partager avec d’autres qui n’ont pas la possibilité, pour des raisons budgétaires ou de configuration de leur bâtiment, d’installer des panneaux photovoltaïques, permet d’optimiser son installation en passant de simple autoconsommateur à producteur d’énergie.
Cela relève de nouveaux modèles éconologiques, que la technologie autant que l’évolution des législations permettent aujourd’hui d’envisager. Cela suppose également d’intégrer une vision holistique de la construction et de l’usage des bâtiments.
En ce qui concerne l’optimisation de la consommation d’eau, quelles solutions explore-t-on au Luxembourg ?
Aujourd’hui, on fait entrer de l’eau potable via le réseau d’alimentation dans un bâtiment (et, dans le meilleur des cas, on fait aussi entrer de l’eau de pluie). On l’utilise puis on la rejette dans le réseau d’évacuation sous forme d’eaux noires ou d’eaux grises qui sont transportées dans des zones éloignées pour être traitées. Si c’est une évidence de consommation linéaire pour toutes et tous, cela l’est nettement moins du point de vue circularité. En effet, cela reste un usage non noble et non circulaire (on utilise et on rejette) sans optimiser différents usages nouveaux plus circulaires. Notre approche de gestion de l’eau est très centralisée intégrant la distribution/consommation, le rejet, la collecte et l’épuration. Des approches plus décentralisées et plus circulaires de l’usage de l’eau sont cependant envisageables.
Cette logique de décentralisation, proposée en son temps par l’étude Rifkin, reste parfaitement d’actualité. Ce traitement pourrait être pensé à l’échelle du quartier. On pourrait, par exemple, utiliser la fraction énergétique, la biomasse, contenue dans les eaux noires - à laquelle on pourrait même ajouter celle contenue dans les déchets organiques de cuisine, voire celle de microalgues qui pousseraient sur les bâtiments en utilisant le CO2 et l’énergie qui s’en échappent -, pour produire un substrat qui permettrait de faire du biogaz. Cette forme de biogaz urbain aurait ainsi comme premier intérêt de remplacer une source fossile, notre gaz de ville majoritairement importé, par une source renouvelable pour la production de chaleur ou de distribution de gaz circulaire dans les réseaux existants. Le deuxième intérêt est d’y associer directement un levier d’économie de l’eau. Ces eaux grises et noires, composées à 95 % de liquide, pourraient être ainsi épurées, plus localement, de manière plus décentralisée, pour les rendre propres à une consommation circulaire pour l’arrosage du jardin, le nettoyage de la voiture ou encore les chasses d’eau, comme on le fait déjà avec les eaux pluviales.
Dans un pays où le stress hydrique deviendra un réel frein au développement économique et démographique, il convient de traiter l’eau de manière plus intelligente, plus circulaire et résiliente qu’on le fait actuellement. La problématique est que, culturellement, psychologiquement, nous ne sommes pas prêts à boire des eaux grises ou noires qu’on a potabilisées. Pourtant, il est techniquement possible de le faire : les astronautes de la Station Spatiale Internationale, par exemple, récupèrent cette fraction vitale à leur survie en la traitant de différentes manières. Si nous n’utilisions de l’eau potable que pour la boire, faire la cuisine et nous laver, et que nous utilisions des eaux grises, noires ou pluviales recyclées pour les autres usages - qui sont massifs : une chasse d’eau, par exemple, représente entre 5 et 10 litres d’eau -, l’impact serait énorme.
Il y a des réalités économiques derrière tout ça, il faut que ce soit rentable…
Mais il faut savoir ce qu’on veut. Quand on n’aura plus d’eau, on se demandera pourquoi les autorités publiques n’ont pas imposé à chacun d’installer une citerne d’eau de pluie, et si, ce n’est pas individuellement, cela peut l’être collectivement, par exemple à l’échelle du quartier. . Quoi qu’il en soit, il faut que les instances étatiques prennent la main sur le sujet.
Du point de vue financier, actuellement, nous payons l’eau selon le principe du pollueur-payeur, en fonction de ce qui entre dans nos bâtiments, et non sur ce qui est réellement rejeté et pollué. Or, si le traitement de l’eau se faisait à l’échelle d’un quartier, une partie de l’eau pourrait être réutilisée pour d’autres usages, réduisant ainsi le volume d’eau potable nécessaire. Moins d’eau entrant signifie aussi une diminution des taxes. Décarboner est aussi une question d’optimisation financière et de réduction des coûts. Une gestion plus circulaire et rationnelle de l’eau contribuerait à une plus grande résilience économique.
Mélanie Trélat
Article paru dans Neomag #70 - avril 2025